Eruption créatrice.
La limousine nous attendait en bas. Nous avons roulé jusqu’à Lemgoerstrasse. Là, j’ai monté les escaliers et j’ai frappé chez Franz. La voix d’Ernst m’a crié d’entrer. 
Il était là, penché sur une toile. Je ne l’ai vue qu’un instant, mais elle est restée gravée dans ma mémoire :
C’était un autoportrait d’un genre particulier. On reconnaissait les traits de l’artiste ; cependant, le haut du crâne était ouvert. Les bords, chaotiques, formaient le cratère d’un volcan. Il s’en échappait toutes sortes de vapeurs, de fumées, mais aussi de la lave, qui lui dégoulinait le long du cou, des épaules, du buste. Toutes ces parties du corps étaient traitées comme un paysage, avec des rochers en partie noyés sous le magma, et des arbres embrasés, aux troncs noircis. Le fond de la composition était une scène de cauchemar : non seulement il y avait cette éruption, mais le long des pentes deux armées s’y battaient, venant ajouter leurs ravages à la terre dévastée. Par endroits, la végétation n’avait pas brûlé, mais elle était parsemée de trous d’obus, transformée en ornières à force d’être traversée par les engins, à roues ou à chenilles. Ici, des cavaliers chargeaient, sabre au clair. Là, des artilleurs s’affairaient sur les canons, qui crachaient leurs salves et autant de nuages nauséabonds se mêlant au brouillard sinistre qui masquait les confins. Des camions avaient versé dans un ravin, et des grappes d’hommes, cernés par les matières en fusion, s’y convulsaient, suffoqués, rouges, incapables de s’extraire des véhicules, dont les pneus avaient pris feu. A perte de vue, le sol était jonché de cadavres, certains figés mais encore préservés, d’autres carbonisés, tordus, aux formes à peine reconnaissables. Un char d’assaut à la tourelle déchiquetée vomissait des émanations grasses, noires. A côté, déjà morts, ses occupants, lourdement casqués, dont les vêtements commençaient à roussir. Dans le coin droit, je remarquai un fantassin qui courait, poursuivi par la coulée et les nuées ardentes. Penché en avant, perdant l’équilibre, il portait à ses lèvres un clairon, comme si jusqu’à son dernier souffle il lui importait de se faire entendre. Rassemblés sur une colline, un groupe d’officiers assistait au carnage, impassible. Le général, juché sur un cheval blanc, observait la scène avec des jumelles.
Je restai coi devant cet effarant spectacle. Chaque détail était rendu avec une précision maniaque. Ernst, sans se retourner, me lança :
- Tu aimes, petit ? C’est une série que j’ai entreprise, à propos de la guerre. Je me dis que si Dieu a bien voulu que j’en revienne vivant, c’est sans doute pour que je puisse témoigner, à ma façon.
Je n’eus pas le temps de répondre : Franz était là, qui m’entraînait vers la sortie. Il était radieux, surexcité. Je fus saisi par le contraste entre son expression lumineuse, son large sourire, et le caractère sombre, désespéré, de ce qui se peignait chez lui. Il me força à dévaler les marches, dit bonjour à mon père et s’installa à l’arrière.
Il était là, penché sur une toile. Je ne l’ai vue qu’un instant, mais elle est restée gravée dans ma mémoire :
C’était un autoportrait d’un genre particulier. On reconnaissait les traits de l’artiste ; cependant, le haut du crâne était ouvert. Les bords, chaotiques, formaient le cratère d’un volcan. Il s’en échappait toutes sortes de vapeurs, de fumées, mais aussi de la lave, qui lui dégoulinait le long du cou, des épaules, du buste. Toutes ces parties du corps étaient traitées comme un paysage, avec des rochers en partie noyés sous le magma, et des arbres embrasés, aux troncs noircis. Le fond de la composition était une scène de cauchemar : non seulement il y avait cette éruption, mais le long des pentes deux armées s’y battaient, venant ajouter leurs ravages à la terre dévastée. Par endroits, la végétation n’avait pas brûlé, mais elle était parsemée de trous d’obus, transformée en ornières à force d’être traversée par les engins, à roues ou à chenilles. Ici, des cavaliers chargeaient, sabre au clair. Là, des artilleurs s’affairaient sur les canons, qui crachaient leurs salves et autant de nuages nauséabonds se mêlant au brouillard sinistre qui masquait les confins. Des camions avaient versé dans un ravin, et des grappes d’hommes, cernés par les matières en fusion, s’y convulsaient, suffoqués, rouges, incapables de s’extraire des véhicules, dont les pneus avaient pris feu. A perte de vue, le sol était jonché de cadavres, certains figés mais encore préservés, d’autres carbonisés, tordus, aux formes à peine reconnaissables. Un char d’assaut à la tourelle déchiquetée vomissait des émanations grasses, noires. A côté, déjà morts, ses occupants, lourdement casqués, dont les vêtements commençaient à roussir. Dans le coin droit, je remarquai un fantassin qui courait, poursuivi par la coulée et les nuées ardentes. Penché en avant, perdant l’équilibre, il portait à ses lèvres un clairon, comme si jusqu’à son dernier souffle il lui importait de se faire entendre. Rassemblés sur une colline, un groupe d’officiers assistait au carnage, impassible. Le général, juché sur un cheval blanc, observait la scène avec des jumelles.
Je restai coi devant cet effarant spectacle. Chaque détail était rendu avec une précision maniaque. Ernst, sans se retourner, me lança :
- Tu aimes, petit ? C’est une série que j’ai entreprise, à propos de la guerre. Je me dis que si Dieu a bien voulu que j’en revienne vivant, c’est sans doute pour que je puisse témoigner, à ma façon.
Je n’eus pas le temps de répondre : Franz était là, qui m’entraînait vers la sortie. Il était radieux, surexcité. Je fus saisi par le contraste entre son expression lumineuse, son large sourire, et le caractère sombre, désespéré, de ce qui se peignait chez lui. Il me força à dévaler les marches, dit bonjour à mon père et s’installa à l’arrière.
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