Tenir le coup.
Bonjour, 
Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage… Alors me revoilà.
Je n’ai toujours pas compris, dirons certains. Ils n’auront pas forcément tort. De toutes façons, ici, on croise, je suppose, souvent ceux qui n’ont pas compris, qui butent et butent encore sur tel ou tel problème. Ils n’arrivent pas à avaler la pilule. Je vais donc vous parler de celle que j’ai en travers de la gorge. Vous me direz si elle vous fait penser aux vôtres.
Il me semble ( mais je peux me tromper ) qu'on est très seul dans cette vie, qu'il y a un écart énorme entre la vision qu'on peut avoir du monde quand on est jeune ( moi j'étais persuadé que je ferais de grandes et belles choses, que je serais un créateur et que ce serait ma place dans la société, que je ne pouvais en occuper aucune autre ), et la façon dont ça tourne, très prosaïque parfois.
Il y a un vernis qui brille, celui des illusions. Quand elles se dissipent, derrière ça n'est pas très joli. La frilosité, la lâcheté, l'égoïsme, la résignation, le quotidien avec ses mesquineries...
Heureusement que j'écris. C'est une façon pour moi de créer quelque chose de différent.
C'est difficile à exprimer. Ce n'est pas qu'avant je pensais que tout le monde était beau ou gentil, pour paraphraser Jean Yanne. Mais j'avais une sorte de bruit de fond qui accompagnait tout, une note en sourdine, qui teintait la réalité d'une couleur permanente : cohérence. Oui, je pensais que forcément, tout ça faisait sens, qu'il y avait une justice, une raison aux choses, et que, fatalement, forcément, si j'avais des aptitudes, un élan, un enthousiasme, pour la musique, pour certains domaines, si ça m'avait été donné, alors j'en ferais quelque chose de concret. Je me disais que si mon esprit, sans doute un peu particulier, était tourné de cette manière, c'est qu'avec cet esprit, je poserais, je fonderais quelque chose d'important.
De nos jours, on insiste sur la tolérance, le respect des différences, l’intégration. On fait bien, car ça n’était pas du luxe. Quand j’étais jeune, le climat était tout autre. On ne faisait pas de cadeaux. J’ai été, depuis toujours, victime des autres, car petit, pas très costaud, timide, pas sûr de moi, rêveur, j’en passe et des meilleures. Les autres types me bousculaient, me prenaient pour victime. Les filles ne me calculaient guère. Quand j’avais le béguin pour une, je me retrouvais de façon quasi invariable à jouer le rôle de l’amoureux transi. Même en plein été.
J’ai pris le pli de me réfugier dans mon imaginaire. C’est peut-être pour ça que je suis devenu pseudo-écrivain. Je dis pseudo, car je m’y remets à peine maintenant, après un silence de près de dix ans. Il faut dire que ces années ont été marquées surtout par le fait que j’étais plutôt occupé à sauver ma peau. Bref, je me remets à écrire et ça me fait du bien.
La théorie du bénéfice secondaire de Freud : il dit que la névrose tient le coup, résiste, parce que même si elle est une construction bâtarde, elle permet à la personne de continuer à avancer. Elle a des inconvénients, mais aussi des avantages. Je la reprends à mon compte : l’écriture fonctionne comme une catharsis. Elle ne résoud rien, mais elle permet déjà d’en parler. Ce faisant, on « traite » le problème, et il reste au moins un résultat concret, ce qu’on a écrit. On y a abordé les thématiques, mieux que rien, et ce sont ces bribes, ces scories, qui finissent par constituer un roman. C’est comme si on avait rassemblé tous les pansements collés à la va-je-te-pousse sur notre âme, pour en faire un joli tas, arrangé de façon esthétique.
Le créateur, c’est, entre autres, ça. Quelqu’un qui fait une belle construction avec les misères et les obsessions qui le hantent.
Je pensais, disais-je, que forcément, la seule place que je pouvais occuper dans cette société, c’était celle de créateur. Et comme c’était la seule, il m’apparaissait comme évident que j’obtiendrais ce statut, non pas une reconnaissance, mais au moins, une légitimité. Au lieu de quoi, force est de constater que je suis, dans le meilleur des cas, un déclassé. Dans le pire, eh bien longtemps après ma mort, certains continueront à me calomnier d’abondance, notamment mes propres enfants, qui se sont détournés de moi, alors que je les ai vus naître et les ai aimés de mon mieux. Celui-ci, mon mieux, n’était sans doute pas assez bien. On me l’a fait chèrement payer.
Difficile de se dire qu’on voulait se faire une place, laisser une trace au moins, en tant que créateur et que, non seulement on n’y est guère parvenu, mais qu’au contraire, on laissera dans la mémoire une image fausse et infâmante.
Il y a un écart certain entre la théorie et la pratique.
Mais revenons au cas général : je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi je crois que celui qui crée se crée, se fonde. Il n’y a pas, finalement, d’unité, de cohérence, de fondement, de raison, de justice. Il n’y a que ce que nous avons réussi à faire, tant bien que mal, pour tenir le coup, comme dirait Françoise Dolto. Et si moi j’ai besoin que ça passe par la case « création », alors je suis un créateur, reconnu ou pas. Cela me fait du bien. J’admire les gens comme Ferdinand Cheval qui ont réussi, à la force du poignet, à faire leur truc, quel qu’il soit, à l’incruster dans le réel. Moi je n’ai pas cette énergie. Je voulais faire de la musique avec les gens, une musique différente, je n’y suis pas parvenu. Jamais moyen de rassembler du monde pour faire autre chose que ce qu’on entend partout, des variétés, du rock, du reggae, du… Bof, j’en ai marre. Je me suis laissé séduire par des gens qui sont des contre-exemples, qui avaient tout contre eux, qui n’auraient pas dû exister, dont l’existence était hautement improbable : Magma, King Crimson… J’ai voulu faire des choses dans cette direction, pas moyen. En tous cas, pas dans le trou à rats où j’habite. Région pourrie, ici ne marche que la soupe à touristes. J’ai laissé tomber.
J’ai zappé la musique, qui était pourtant mon idéal. Peut-être n’étais-je pas asse doué ? Plus fait pour composer que pour jouer ? C’est vrai qu’il faut, ici comme partout je suppose, d’abord en imposer techniquement, montrer qu’on sait faire.
Là où je sais faire, c’est à travers l’écriture et, un peu aussi, à travers la peinture. Alors j’ai décidé d’écrire et de peindre. Là je suis autonome, pas à la traîne. Je n’attends personne et comme par hasard, ça trace, de jour en jour. Tant pis pour la musique. Faut savoir renoncer, dans la vie.
Maintenant, j’ai parfois le sentiment que certains élans, certaines envies ou aspirations, sont des cadeaux empoisonnés. Vaudrait mieux être comme tout le monde, dans le moule, et avancer sans trop se poser de questions, balayer tout doute à coups de phrases toutes faites, de clichés. Combien de fois ça m’est arrivé, d’engager la conversation avec untel ou untel, et il répondait par des automatismes qui clôturaient le débat, soit qu’il n’ait pas envie de m’entendre, soit qu’il ait opté pour la résignation ? Les deux marchent ensemble : il avait posé un gros pansement sur ce thème, et pas question de venir le soulever. Que tout reste bien en place, et passe à pertes et profits.
Moi je n’arrive pas à me résigner. Je constate et déchante, mais une partie de mon esprit se révolte. Alors, tourmenté par cette accumulation d’absurdités, de renoncements, de misère, de contrastes puissants entre ce que le monde nous montre ( strass, paillettes, tout technologique séducteur, vitesse, confort, mode, frime ) et l’envers du décor ( une fois que tu as payé, on a obtenu de toi ce que tu voulais, tu peux dégager ), je n’ai pas d’autre choix que prendre tout ça et le « traiter », tant bien que mal.
Dans mes romans, ça m’est arrivé de mettre en scène la solitude implacable qui pèse sur mes personnages, un peu comme l’énorme pression qui appuie sur chaque centimètre carré de coque, quand on évolue à cent mètres de fond. Je traverse la vie comme un submersible, c’est ça l’histoire. Les autres sont en surface, moi j’explore le fond et je tente de résister à l’énorme pression que ça implique.
Je dis qu’on est très seul, attention : j’ai des amis, j’ai ma famille, j’ai ma merveilleuse compagne. Mais à un moment donné, on est seul face à son propre destin, aux choix qu’on doit accomplir, nécessaire afin d’opter pour le moindre mal. Aux renoncements, aux désillusions, pour s’adapter à la vie, « comme elle vient ». Seul face aux questions sans réponses, parce qu’on sait que les réponses n’existent pas, mais on ne peut empêcher pour autant l’élan qui nous pousse à poser les questions, parce qu’elles sont là, cruelles, enfoncées sous notre chair, à nous tourmenter.
Bien, certains diront que je suis trop long ; moi j’ai le sentiment que je ne fais qu’effleurer la surface du problème, que mes mots sont impuissants à seulement l’aborder. Mais comme il faut bien faire une côte mal taillée ( toute la vie en est une ), je vais cesser là et vous donner la parole. Je m’efface à présent. Qui est arrivé jusqu’en bas ?
A vous lire,
Ubik.
Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage… Alors me revoilà.
Je n’ai toujours pas compris, dirons certains. Ils n’auront pas forcément tort. De toutes façons, ici, on croise, je suppose, souvent ceux qui n’ont pas compris, qui butent et butent encore sur tel ou tel problème. Ils n’arrivent pas à avaler la pilule. Je vais donc vous parler de celle que j’ai en travers de la gorge. Vous me direz si elle vous fait penser aux vôtres.
Il me semble ( mais je peux me tromper ) qu'on est très seul dans cette vie, qu'il y a un écart énorme entre la vision qu'on peut avoir du monde quand on est jeune ( moi j'étais persuadé que je ferais de grandes et belles choses, que je serais un créateur et que ce serait ma place dans la société, que je ne pouvais en occuper aucune autre ), et la façon dont ça tourne, très prosaïque parfois.
Il y a un vernis qui brille, celui des illusions. Quand elles se dissipent, derrière ça n'est pas très joli. La frilosité, la lâcheté, l'égoïsme, la résignation, le quotidien avec ses mesquineries...
Heureusement que j'écris. C'est une façon pour moi de créer quelque chose de différent.
C'est difficile à exprimer. Ce n'est pas qu'avant je pensais que tout le monde était beau ou gentil, pour paraphraser Jean Yanne. Mais j'avais une sorte de bruit de fond qui accompagnait tout, une note en sourdine, qui teintait la réalité d'une couleur permanente : cohérence. Oui, je pensais que forcément, tout ça faisait sens, qu'il y avait une justice, une raison aux choses, et que, fatalement, forcément, si j'avais des aptitudes, un élan, un enthousiasme, pour la musique, pour certains domaines, si ça m'avait été donné, alors j'en ferais quelque chose de concret. Je me disais que si mon esprit, sans doute un peu particulier, était tourné de cette manière, c'est qu'avec cet esprit, je poserais, je fonderais quelque chose d'important.
De nos jours, on insiste sur la tolérance, le respect des différences, l’intégration. On fait bien, car ça n’était pas du luxe. Quand j’étais jeune, le climat était tout autre. On ne faisait pas de cadeaux. J’ai été, depuis toujours, victime des autres, car petit, pas très costaud, timide, pas sûr de moi, rêveur, j’en passe et des meilleures. Les autres types me bousculaient, me prenaient pour victime. Les filles ne me calculaient guère. Quand j’avais le béguin pour une, je me retrouvais de façon quasi invariable à jouer le rôle de l’amoureux transi. Même en plein été.
J’ai pris le pli de me réfugier dans mon imaginaire. C’est peut-être pour ça que je suis devenu pseudo-écrivain. Je dis pseudo, car je m’y remets à peine maintenant, après un silence de près de dix ans. Il faut dire que ces années ont été marquées surtout par le fait que j’étais plutôt occupé à sauver ma peau. Bref, je me remets à écrire et ça me fait du bien.
La théorie du bénéfice secondaire de Freud : il dit que la névrose tient le coup, résiste, parce que même si elle est une construction bâtarde, elle permet à la personne de continuer à avancer. Elle a des inconvénients, mais aussi des avantages. Je la reprends à mon compte : l’écriture fonctionne comme une catharsis. Elle ne résoud rien, mais elle permet déjà d’en parler. Ce faisant, on « traite » le problème, et il reste au moins un résultat concret, ce qu’on a écrit. On y a abordé les thématiques, mieux que rien, et ce sont ces bribes, ces scories, qui finissent par constituer un roman. C’est comme si on avait rassemblé tous les pansements collés à la va-je-te-pousse sur notre âme, pour en faire un joli tas, arrangé de façon esthétique.
Le créateur, c’est, entre autres, ça. Quelqu’un qui fait une belle construction avec les misères et les obsessions qui le hantent.
Je pensais, disais-je, que forcément, la seule place que je pouvais occuper dans cette société, c’était celle de créateur. Et comme c’était la seule, il m’apparaissait comme évident que j’obtiendrais ce statut, non pas une reconnaissance, mais au moins, une légitimité. Au lieu de quoi, force est de constater que je suis, dans le meilleur des cas, un déclassé. Dans le pire, eh bien longtemps après ma mort, certains continueront à me calomnier d’abondance, notamment mes propres enfants, qui se sont détournés de moi, alors que je les ai vus naître et les ai aimés de mon mieux. Celui-ci, mon mieux, n’était sans doute pas assez bien. On me l’a fait chèrement payer.
Difficile de se dire qu’on voulait se faire une place, laisser une trace au moins, en tant que créateur et que, non seulement on n’y est guère parvenu, mais qu’au contraire, on laissera dans la mémoire une image fausse et infâmante.
Il y a un écart certain entre la théorie et la pratique.
Mais revenons au cas général : je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi je crois que celui qui crée se crée, se fonde. Il n’y a pas, finalement, d’unité, de cohérence, de fondement, de raison, de justice. Il n’y a que ce que nous avons réussi à faire, tant bien que mal, pour tenir le coup, comme dirait Françoise Dolto. Et si moi j’ai besoin que ça passe par la case « création », alors je suis un créateur, reconnu ou pas. Cela me fait du bien. J’admire les gens comme Ferdinand Cheval qui ont réussi, à la force du poignet, à faire leur truc, quel qu’il soit, à l’incruster dans le réel. Moi je n’ai pas cette énergie. Je voulais faire de la musique avec les gens, une musique différente, je n’y suis pas parvenu. Jamais moyen de rassembler du monde pour faire autre chose que ce qu’on entend partout, des variétés, du rock, du reggae, du… Bof, j’en ai marre. Je me suis laissé séduire par des gens qui sont des contre-exemples, qui avaient tout contre eux, qui n’auraient pas dû exister, dont l’existence était hautement improbable : Magma, King Crimson… J’ai voulu faire des choses dans cette direction, pas moyen. En tous cas, pas dans le trou à rats où j’habite. Région pourrie, ici ne marche que la soupe à touristes. J’ai laissé tomber.
J’ai zappé la musique, qui était pourtant mon idéal. Peut-être n’étais-je pas asse doué ? Plus fait pour composer que pour jouer ? C’est vrai qu’il faut, ici comme partout je suppose, d’abord en imposer techniquement, montrer qu’on sait faire.
Là où je sais faire, c’est à travers l’écriture et, un peu aussi, à travers la peinture. Alors j’ai décidé d’écrire et de peindre. Là je suis autonome, pas à la traîne. Je n’attends personne et comme par hasard, ça trace, de jour en jour. Tant pis pour la musique. Faut savoir renoncer, dans la vie.
Maintenant, j’ai parfois le sentiment que certains élans, certaines envies ou aspirations, sont des cadeaux empoisonnés. Vaudrait mieux être comme tout le monde, dans le moule, et avancer sans trop se poser de questions, balayer tout doute à coups de phrases toutes faites, de clichés. Combien de fois ça m’est arrivé, d’engager la conversation avec untel ou untel, et il répondait par des automatismes qui clôturaient le débat, soit qu’il n’ait pas envie de m’entendre, soit qu’il ait opté pour la résignation ? Les deux marchent ensemble : il avait posé un gros pansement sur ce thème, et pas question de venir le soulever. Que tout reste bien en place, et passe à pertes et profits.
Moi je n’arrive pas à me résigner. Je constate et déchante, mais une partie de mon esprit se révolte. Alors, tourmenté par cette accumulation d’absurdités, de renoncements, de misère, de contrastes puissants entre ce que le monde nous montre ( strass, paillettes, tout technologique séducteur, vitesse, confort, mode, frime ) et l’envers du décor ( une fois que tu as payé, on a obtenu de toi ce que tu voulais, tu peux dégager ), je n’ai pas d’autre choix que prendre tout ça et le « traiter », tant bien que mal.
Dans mes romans, ça m’est arrivé de mettre en scène la solitude implacable qui pèse sur mes personnages, un peu comme l’énorme pression qui appuie sur chaque centimètre carré de coque, quand on évolue à cent mètres de fond. Je traverse la vie comme un submersible, c’est ça l’histoire. Les autres sont en surface, moi j’explore le fond et je tente de résister à l’énorme pression que ça implique.
Je dis qu’on est très seul, attention : j’ai des amis, j’ai ma famille, j’ai ma merveilleuse compagne. Mais à un moment donné, on est seul face à son propre destin, aux choix qu’on doit accomplir, nécessaire afin d’opter pour le moindre mal. Aux renoncements, aux désillusions, pour s’adapter à la vie, « comme elle vient ». Seul face aux questions sans réponses, parce qu’on sait que les réponses n’existent pas, mais on ne peut empêcher pour autant l’élan qui nous pousse à poser les questions, parce qu’elles sont là, cruelles, enfoncées sous notre chair, à nous tourmenter.
Bien, certains diront que je suis trop long ; moi j’ai le sentiment que je ne fais qu’effleurer la surface du problème, que mes mots sont impuissants à seulement l’aborder. Mais comme il faut bien faire une côte mal taillée ( toute la vie en est une ), je vais cesser là et vous donner la parole. Je m’efface à présent. Qui est arrivé jusqu’en bas ?
A vous lire,
Ubik.
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