Un Noël 1928
Mutti s’était surpassée. Elle avait fait cuire une oie, accompagnée de chou rouge et de pommes de terre. Mais surtout, il y avait, en abondance, ce boudin frit au saindoux dont je raffolais ; j’en ai pris une grosse part et comme personne ne faisait attention à moi, je m’en suis resservi. Le dessert était constitué de toutes sortes de gâteaux. Ceux que j’avais aidé à confectionner, avec les petits emporte-pièces ; mais également, du Marzipan, le Christollen, et la maison en pain d’épices. 
Je dévorais comme un ogre, confusément conscient du fait que je cherchais, à travers cette gloutonnerie, à masquer mon mal être. L’atmosphère me paraissait plus ou moins morose : mes parents échangeaient peu, s’efforçaient d’affecter des mines joyeuses mais guère convaincantes. Mon père, absent, mastiquait consciencieusement, plongé dans des préoccupations intérieures. Mutti semblait malheureuse. Soucieuse de préserver avant tout l’illusion d’un climat de fête, elle jouait les mères attentionnées, distribuait force sourires, mais son regard était éteint, voilé, elle laissait passer des incidents qu’en temps normal elle aurait sanctionné. La tenue d’Ida à table s’était relâchée, moi je m’empiffrais... Une ambiance de laisser aller, de renonciation, planait sur la famille. Je remarquai notamment qu’à aucun moment mes parents n’entraient en contact physique l’un avec l’autre. Oui, ils s’évitaient ; plus je les observais, plus cela me paraissait évident.
Après le repas, nous restâmes un moment dans la salle à manger. Même Ida fut autorisée à veiller.
Depuis quelque temps, nous avions un gramophone que mon père avait rapporté au retour d’un congrès à Berlin. Nous écoutâmes Siegfried. J’étais, comme toujours, envoûté par la musique. Mutti, assise sur le canapé, avait pris ma sœur sur ses genoux. Celle-ci finit par s’endormir, pelotonnée. Moi j’étais à ma place habituelle, sur le tapis, près du fauteuil paternel. A mes pieds s’étalaient mes soldats de plomb, ceux qu’oncle Fritz m’avait offert quelque temps avant. La cheminée me chauffait les jambes, j’avais l’estomac plein. J’ai fermé les yeux, grisé d’opéra et de graisses cuites. Je me laissais porter par les chœurs ; je me représentais une gigantesque bataille opposant deux armées. J’étais quelque part au milieu, j’assistais aux charges, aux contre-attaques, mais plus en spectateur que participant. Le souffle héroïque me happait, je me saoulais d’une imagerie chevaleresque qui déferlait en moi, au rythme des cymbales, des roulements de tambours.
Quand vint le moment d’aller se coucher, je me sentais un peu lourd, mais j’étais content de ma soirée. Wagner m’avait changé les idées.
Au cours de la nuit, je fis un curieux rêve : nous étions, Franz et moi, des combattants terrés dans une tranchée. Nous attendions l’ennemi, qui restait dissimulé, prêt à donner le coup de grâce. Notre bataillon avait été décimé. Autour de nous, les cadavres de nos compagnons d’armes disparaissaient peu à peu, aspirés par la boue. Aucune issue n’était possible : nous étions cernés non seulement par les lignes adverses, mais de plus, un champ de mines nous en séparait. Pour l’instant le calme régnait, mais je redoutais le moment où les tirs recommenceraient.
Franz semblait tranquille. Il réfléchissait. Plus je m’inquiétais de notre sort, plus il me répétait : on s’en fout, camarade. Toujours cette phrase qui clôturait toute discussion, à laquelle je ne trouvais rien à répondre.
Je le voyais qui furetait, qui reniflait les bords de la fosse, alors que peu à peu la lumière déclinait. Allions-nous rester jusqu’au lendemain dans ce bourbier ? Crever lentement, de faim, de froid, de soif, dans les ténèbres ? Mais que fabriquait-il ?
Il s’était mis à creuser. Je finis par lui demander ses intentions. Il se contenta de grogner :
- Suis-moi, si tu ne veux pas mourir !
Avec vigueur, il plantait ses ongles dans la glaise grasse, l’extirpait pour en faire tomber des paquets. Les mottes dégringolaient dans les flaques, recouvraient les défunts, s’entassaient au pied de l’excavation. Franz était devenu comme fou. Il me faisait penser à ces chiens qui, une fois qu’ils ont commencé à fouiller le sol, s’excitent graduellement jusqu’à l’hystérie, ne se calmant que lorsque ils ont déniché leur proie. A présent, il se servait de ses mains comme des pelles, il broyait la terre froide avec sa gueule, comme enragé. Et cette agitation me gagnait. Oui, il était possible de forer un tunnel, de s’échapper ainsi. Quand on aurait dépassé le camp adverse, on aviserait.
Je me faufilai à côté de lui et moi aussi, je griffai, je mordis l’argile, indifférent à l’obscurité, à la touffeur, aux débris qui peu à peu m’emplissaient la gorge.
Pris de frénésie, nous étions tous deux retournés à un état primitif de bêtes traquées. Pas question de se laisser piéger, nous allions éviter la curée. Les masses de tourbe molle s’abattaient sur mon visage, j’en avais dans les yeux, qui me brûlaient, mais aussi sur la langue, tout mon palais en était envahi…
Je me levai et en un instant, je compris que j’allais vomir. J’avais trop mangé. Le boudin était là, qui ne demandait qu’à ressortir, suivre le trajet en sens inverse. Déjà, un spasme me tordait. Je n’eus pas le temps d’arriver à la porte. En un gargouillement atroce, plié en deux, je rendis le contenu de mon estomac sur les lattes du plancher. Ma main s’appuyait contre la cloison et j’avais à peine la force de rester ainsi, agenouillé, penché sur ce repas partiellement digéré, à l’odeur insoutenable. J’étais parcouru de sueurs froides, je tremblais, je maudissais ma goinfrerie. Sous mes yeux, les débris noirâtres s’accumulaient, mêlés de bile, de restes de pommes de terre.
La séance dura un bon moment. Mais je savais que ça n’était pas fini. J’étais encore encombré. Il me fallait reprendre des forces, absolument.
Incapable de me traîner jusqu’au lit, je me laissai aller, le dos au mur, à quelques centimètres de la flaque. Je regardais mes pieds nus qui dépassaient du pyjama à rayures et je me trouvais bien fragile, faible, pitoyable. Dans la lueur vague de la lune, ma peau paraissait aussi blanche que les tasses d’un service à thé. Tout tournait autour de moi, j’étais pris de vertiges. Je sentais que la suite venait, qu’elle montait, montait…
Dans la seconde qui suivait, j’étais à nouveau penché, en train de me vider lamentablement.
Enfin, je fus à peu près en état de bouger. J’étais frigorifié, mais ce qui me dérangeait le plus, c’était ce goût aigre qui ne me quittait plus. Je me redressai, chancelant, et décidai d’aller boire un verre d’eau dans la cuisine. Je descendis prudemment l’escalier, en me tenant à la rampe.
En passant près du salon, j’entendis parler. Mes parents étaient-ils encore réveillés ?
Je les surpris au pied du sapin : elle avec le déguisement de pompier, lui une poupée en porcelaine dans les bras. Ils ont eu l’air catastrophés, comme deux cambrioleurs interrompus en plein larcin. Mon père me décocha un regard courroucé :
- Qu’est-ce que tu fais là ? Remonte te coucher !
Je dévorais comme un ogre, confusément conscient du fait que je cherchais, à travers cette gloutonnerie, à masquer mon mal être. L’atmosphère me paraissait plus ou moins morose : mes parents échangeaient peu, s’efforçaient d’affecter des mines joyeuses mais guère convaincantes. Mon père, absent, mastiquait consciencieusement, plongé dans des préoccupations intérieures. Mutti semblait malheureuse. Soucieuse de préserver avant tout l’illusion d’un climat de fête, elle jouait les mères attentionnées, distribuait force sourires, mais son regard était éteint, voilé, elle laissait passer des incidents qu’en temps normal elle aurait sanctionné. La tenue d’Ida à table s’était relâchée, moi je m’empiffrais... Une ambiance de laisser aller, de renonciation, planait sur la famille. Je remarquai notamment qu’à aucun moment mes parents n’entraient en contact physique l’un avec l’autre. Oui, ils s’évitaient ; plus je les observais, plus cela me paraissait évident.
Après le repas, nous restâmes un moment dans la salle à manger. Même Ida fut autorisée à veiller.
Depuis quelque temps, nous avions un gramophone que mon père avait rapporté au retour d’un congrès à Berlin. Nous écoutâmes Siegfried. J’étais, comme toujours, envoûté par la musique. Mutti, assise sur le canapé, avait pris ma sœur sur ses genoux. Celle-ci finit par s’endormir, pelotonnée. Moi j’étais à ma place habituelle, sur le tapis, près du fauteuil paternel. A mes pieds s’étalaient mes soldats de plomb, ceux qu’oncle Fritz m’avait offert quelque temps avant. La cheminée me chauffait les jambes, j’avais l’estomac plein. J’ai fermé les yeux, grisé d’opéra et de graisses cuites. Je me laissais porter par les chœurs ; je me représentais une gigantesque bataille opposant deux armées. J’étais quelque part au milieu, j’assistais aux charges, aux contre-attaques, mais plus en spectateur que participant. Le souffle héroïque me happait, je me saoulais d’une imagerie chevaleresque qui déferlait en moi, au rythme des cymbales, des roulements de tambours.
Quand vint le moment d’aller se coucher, je me sentais un peu lourd, mais j’étais content de ma soirée. Wagner m’avait changé les idées.
Au cours de la nuit, je fis un curieux rêve : nous étions, Franz et moi, des combattants terrés dans une tranchée. Nous attendions l’ennemi, qui restait dissimulé, prêt à donner le coup de grâce. Notre bataillon avait été décimé. Autour de nous, les cadavres de nos compagnons d’armes disparaissaient peu à peu, aspirés par la boue. Aucune issue n’était possible : nous étions cernés non seulement par les lignes adverses, mais de plus, un champ de mines nous en séparait. Pour l’instant le calme régnait, mais je redoutais le moment où les tirs recommenceraient.
Franz semblait tranquille. Il réfléchissait. Plus je m’inquiétais de notre sort, plus il me répétait : on s’en fout, camarade. Toujours cette phrase qui clôturait toute discussion, à laquelle je ne trouvais rien à répondre.
Je le voyais qui furetait, qui reniflait les bords de la fosse, alors que peu à peu la lumière déclinait. Allions-nous rester jusqu’au lendemain dans ce bourbier ? Crever lentement, de faim, de froid, de soif, dans les ténèbres ? Mais que fabriquait-il ?
Il s’était mis à creuser. Je finis par lui demander ses intentions. Il se contenta de grogner :
- Suis-moi, si tu ne veux pas mourir !
Avec vigueur, il plantait ses ongles dans la glaise grasse, l’extirpait pour en faire tomber des paquets. Les mottes dégringolaient dans les flaques, recouvraient les défunts, s’entassaient au pied de l’excavation. Franz était devenu comme fou. Il me faisait penser à ces chiens qui, une fois qu’ils ont commencé à fouiller le sol, s’excitent graduellement jusqu’à l’hystérie, ne se calmant que lorsque ils ont déniché leur proie. A présent, il se servait de ses mains comme des pelles, il broyait la terre froide avec sa gueule, comme enragé. Et cette agitation me gagnait. Oui, il était possible de forer un tunnel, de s’échapper ainsi. Quand on aurait dépassé le camp adverse, on aviserait.
Je me faufilai à côté de lui et moi aussi, je griffai, je mordis l’argile, indifférent à l’obscurité, à la touffeur, aux débris qui peu à peu m’emplissaient la gorge.
Pris de frénésie, nous étions tous deux retournés à un état primitif de bêtes traquées. Pas question de se laisser piéger, nous allions éviter la curée. Les masses de tourbe molle s’abattaient sur mon visage, j’en avais dans les yeux, qui me brûlaient, mais aussi sur la langue, tout mon palais en était envahi…
Je me levai et en un instant, je compris que j’allais vomir. J’avais trop mangé. Le boudin était là, qui ne demandait qu’à ressortir, suivre le trajet en sens inverse. Déjà, un spasme me tordait. Je n’eus pas le temps d’arriver à la porte. En un gargouillement atroce, plié en deux, je rendis le contenu de mon estomac sur les lattes du plancher. Ma main s’appuyait contre la cloison et j’avais à peine la force de rester ainsi, agenouillé, penché sur ce repas partiellement digéré, à l’odeur insoutenable. J’étais parcouru de sueurs froides, je tremblais, je maudissais ma goinfrerie. Sous mes yeux, les débris noirâtres s’accumulaient, mêlés de bile, de restes de pommes de terre.
La séance dura un bon moment. Mais je savais que ça n’était pas fini. J’étais encore encombré. Il me fallait reprendre des forces, absolument.
Incapable de me traîner jusqu’au lit, je me laissai aller, le dos au mur, à quelques centimètres de la flaque. Je regardais mes pieds nus qui dépassaient du pyjama à rayures et je me trouvais bien fragile, faible, pitoyable. Dans la lueur vague de la lune, ma peau paraissait aussi blanche que les tasses d’un service à thé. Tout tournait autour de moi, j’étais pris de vertiges. Je sentais que la suite venait, qu’elle montait, montait…
Dans la seconde qui suivait, j’étais à nouveau penché, en train de me vider lamentablement.
Enfin, je fus à peu près en état de bouger. J’étais frigorifié, mais ce qui me dérangeait le plus, c’était ce goût aigre qui ne me quittait plus. Je me redressai, chancelant, et décidai d’aller boire un verre d’eau dans la cuisine. Je descendis prudemment l’escalier, en me tenant à la rampe.
En passant près du salon, j’entendis parler. Mes parents étaient-ils encore réveillés ?
Je les surpris au pied du sapin : elle avec le déguisement de pompier, lui une poupée en porcelaine dans les bras. Ils ont eu l’air catastrophés, comme deux cambrioleurs interrompus en plein larcin. Mon père me décocha un regard courroucé :
- Qu’est-ce que tu fais là ? Remonte te coucher !
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